Au moment où les frontières canadiennes s'ouvrent à l'immigration, paraît à Montréal un nouveau quotidien: Le Devoir. Nous sommes en 1910 et, au long d'un siècle, la relation entre cette institution et la communauté juive se modulera sur plus d'une fréquence. Pierre Anctil, professeur à l'Université d'Ottawa, en trace le déroulement, en ouverture de ce cahier consacré à une présentation de la présence juive en territoire québécois.

Au moment où Le Devoir est fondé par Henri Bourassa, en janvier 1910, le Canada ouvre ses portes à l'immigration internationale et accueille un très grand nombre de nouveaux citoyens. Dans cette foulée, le nombre des Juifs qui habitent à Montréal atteint pour la première fois 30 000 âmes, pour la plupart des sujets de l'Empire russe qui arrivent sans le sou et qui requièrent le soutien d'une communauté juive déjà bien établie sur place.

Au départ, cette poussée démographique de locuteurs yiddishophones soulève peu d'intérêt dans Le Devoir, qui condamne en bloc la politique migratoire du gouvernement Laurier et se méfie de ses conséquences politiques pour les Canadiens français. Pendant les décennies 1910 et 1920, Le Devoir s'intéresse assez peu à la diversité culturelle qui apparaît dans la métropole québécoise et il résiste au pluralisme religieux.

Dans cette première tranche de son histoire, les éditorialistes du Devoir peinent à se porter à la rencontre des minorités, car ils comprennent l'évolution de Montréal à la lumière de la doctrine sociale de l'Église catholique, qui enseigne la méfiance envers les Juifs. Tout de même, Bourassa commence à entretenir des liens avec certains membres de l'élite économique juive et, le 26 juillet 1924, dans un éditorial intitulé «Sur les remparts», il condamne sur un ton ferme l'antisémitisme.

Distance

Hélas, en octobre 1925, Bourassa retourne siéger au Parlement fédéral et se désintéresse de plus en plus de la direction du quotidien qu'il avait fondé quinze ans auparavant. Pendant qu'il ferraille à Ottawa, Le Devoir entre dans une nouvelle ère et les idées qu'il défend s'avèrent plus hostiles aux Juifs, qu'il accuse d'introduire de nouvelles pratiques culturelles dans la société québécoise, comme le cinéma, le théâtre de boulevard et la presse à grand tirage.

Ces saillies répondent aussi à une nouvelle progression dans le nombre des Juifs à Montréal, qui atteint 60 000 en 1931. Mieux éduqués souvent que les francophones, regroupés autour de réseaux communautaires très étendus et décidés à participer pleinement à la vie économique, les Juifs gravissent l'échelle sociale et bousculent les idées reçues.

L'attitude du Devoir se raidit à leur endroit quand Georges Pelletier prend la direction du journal en 1932 et que la crise économique répand la misère dans les couches populaires. Certains éditoriaux du quotidien prônent «l'achat chez nous», la fin de l'immigration juive en provenance de l'Europe et le maintien d'une distance par rapport aux Juifs déjà établis à Montréal.

Rapprochement

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, une aube annonciatrice de grands changements sociaux et politiques se lève sur le Québec. En 1947, Gérard Filion prend la direction du Devoir et un vent de renouveau souffle sur le journal, qui s'attaque aux pires abus du régime duplessiste.

Un dialogue se noue entre la communauté juive organisée et les meilleurs esprits du Québec, qu'incarne dès les années 1950 le Cercle juif de langue française animé par Naïm Kattan. En 1957, André Laurendeau devient le rédacteur en chef du Devoir et Kattan commence à écrire régulièrement dans les pages du journal quelques années plus tard. Il est sans doute le premier Juif à oeuvrer au sein de l'institution et à y laisser sa marque.

La Révolution tranquille balaie alors le Québec et une deuxième vague migratoire juive se manifeste à Montréal, composée de Juifs sépharades francophones en provenance du Maroc. Des liens se créent d'une manière spontanée, qui restent surtout le fait d'individus exceptionnels, David Rome, S. D. Cohen, Georges-Émile Lapalme, Yves Thériault et René Lévesque.

Il faudra toutefois attendre l'élection du Parti québécois en 1976 et le premier référendum en 1980 pour que Le Devoir fasse un effort délibéré pour s'adresser aux Juifs de Montréal et s'intéresse de près à leurs réalisations.

Regret

Le 10 janvier dernier, plusieurs leaders de la communauté juive québécoise ont participé au repas ayant marqué le 100e anniversaire du Devoir. Cette présence symbolique rappelle combien les perceptions ont évolué et le discours s'est nuancé de part et d'autre. Bernard Descôteaux s'est fait l'écho de ce nouveau climat en regrettant, lors de son allocution, certains écrits et gestes antisémites passés. Il est vrai que, quelques jours plus tôt, la communauté juive, par la voix du Congrès juif canadien, avait salué par communiqué le centenaire du Devoir, qui n'a cessé d'enrichir le débat politique et intellectuel québécois.