La brusque chute du régime du président de la Tunisie, Zine El-Abidine Ben Ali, et l’exil forcé de ce dernier et de sa famille sont deux événements inopinés qui ont pris totalement de court le Dr Maurice Sitbon.


Ce médecin gynécologue de 75 ans à la retraite, né à Sfax, une ville portuaire de l’Est de la Tunisie, n’a jamais voulu quitter son pays natal, où vit encore aujourd’hui une petite communauté juive comptant quelque 1300 âmes, soit moins de 0,1% de la population tunisienne -10,5 millions de personnes.

Joindre à Tunis le Dr Maurice Sitbon, ça n’a pas été une sinécure. Le Canadian Jewish News n’a pu s’entretenir avec lui que deux semaines après le début de la “Révolution de jasmin” qui a enflammé les villes de Tunisie.

Pour des raisons sécuritaires, ce dernier et son épouse ont préféré établir temporairement leurs pénates chez des amis Musulmans résidant à Gabès, une ville située à quelque 500 kilomètres de Tunis.

Au bout du fil, le désarroi du Dr Maurice Sitbon était bien palpable.

“Je suis un Tunisien invétéré, pur et dur. Je vous avoue que ce qui vient de se produire dans mon pays natal est un maelström qui a laissé coi tous les Tunisiens. Personne ne s’attendait à ce que le régime de Ben Ali soit aussi rapidement destitué et annihilé. Désormais, le destin de la Tunisie est entièrement entre les mains du peuple tunisien. Il ne reste plus qu’à espérer que la Tunisie connaisse un futur serein et démocratique. C’est une grande gageure pour cette noble et courageuse nation dont les libertés fondamentales ont été piteusement bafouées par un régime autoritaire qui ne s’est jamais soucié des aspirations démocratiques du peuple tunisien”, nous a confié le Dr Maurice Sitbon fortement ému.

Les Juifs vivant en Tunisie envisagent-ils leur avenir dans ce pays avec crainte et angoisse?

“Je ne vous cacherai pas que les Juifs tunisiens sont aujourd’hui très inquiets, dit-il. Comme leurs concitoyens Musulmans, ils souhaitent aussi de tout coeur l’instauration en Tunisie d’une vraie démocratie et d’une plus grande justice sociale. Mais l’incertitude politique qui prévaut depuis le renversement du régime de Ben Ali préoccupe beaucoup les Juifs tunisiens.”

Le président Ben Ali et son régime étaient les “protecteurs” des Juifs tunisiens, reconnaît sans aucune gêne le Dr Maurice Sitbon.

“Ben Ali, sa famille et son équipe gouvernementale entretenaient des relations très cordiales avec les Juifs tunisiens, aussi bien avec ceux vivant dans le pays qu’avec ceux de la Diaspora. Des délégations de Juifs et de personnalités rabbiniques natifs de Tunisie vivant en Europe, en Israël et en Amérique, dont l’ancien Grand Rabbin de France, Joseph Sitruk, étaient régulièrement accueillies chaleureusement par le président Ben Ali et les membres de son gouvernement. Les Juifs tunisiens se sentaient protégés par Ben Ali, d’autant plus que ce dernier a toujours mené un combat impitoyable contre les islamistes. Il était aussi un des rares chefs d’État arabo-musulmans à maintenir des contacts, même si ceux-ci n’étaient pas officiels, avec l’État d’Israël. Durant le règne de Ben  Ali, des milliers d’Israéliens d’origine sépharade ont visité en toute quiétude la Tunisie.”

Ce qui rassure les Juifs tunisiens, ajoute le Dr Maurice Sitbon, c’est que le peuple tunisien d’aujourd’hui est “le digne et fier héritier” du père fondateur de la Tunisie moderne, feu le président Habib Bourguiba, qui prôna toute sa vie le dialogue avec les Juifs et l’État d’Israël, en dépit des critiques virulentes dont il était l’objet de la part des chefs d’État arabes.

“L’antisémitisme en Tunisie a toujours été un phénomène marginal. Ces dernières années, mis à part l’attentat perpétré au printemps 2002 par des islamistes contre la vieille Synagogue de Djerba, un acte odieux qui fut vigoureusement condamné par le gouvernement et le peuple tunisien, les Juifs de Tunisie ont été rarement victimes d’actes antisémites.”

Le ministre israélien du Dé­ve­loppe­ment régional, Sylvan Shalom, qui est né en Tunisie, a exprimé la crainte que la chute du président Zine El-Abidine Ben Ali ne favorise une montée des islamistes dans ce pays.

“La communauté internationale avait préféré fermer les yeux sur les violations des Droits de l’Homme par le régime de Ben Ali. Bien entendu, il y a aujourd’hui une grande crainte que les mouvements islamistes, qui jusqu’à maintenant étaient hors-la-loi en Tunisie, ne reviennent en force”, a déclaré Sylvan Shalom à la Radio de Tsahal quelques jours après le début des manifestations antigouvernementales en Tunisie.

La crainte exprimée par le gouvernement israélien est-elle fondée? Comme ce fut le cas en Algérie dans les années 90, les islamistes pourraient-ils accéder au pouvoir si des élections libres sont organisées prochainement en Tunisie?

“Ce scénario me paraît peu pro­bable, estime le Dr Maurice Sitbon. La Tunisie n’est pas l’Algérie ni le Maroc de Mohammed VI, où des islamistes “modérés” siègent au Parlement. La Tunisie est le pays le plus séculier du Maghreb. Le discours islamiste n’a pas un très grand écho auprès de la population tunisienne. En Tunisie, l’exigence sociale et de justice est une revendication formulée depuis fort longtemps non pas par le mouvement islamiste mais par les partis politiques et les syndicats. Ce ne sont pas les islamistes qui ont initié la “Révolution de jasmin”.”

Depuis la destitution de Ben Ali, une trentaine de Juifs tunisiens ont fait leur Aliya grâce à l’intervention rapide de l’Agence Juive.

En dépit de l’absence de relations diplomatiques officielles, les contacts entre l’État d’Israël et la Tunisie de Ben Ali n’ont jamais cessé. Les relations éco­no­miques et touristiques se sont poursuivies entre les deux pays.

Le dernier rapprochement entre Israël et la Tunisie a eu lieu entre 1996 et 2000, avec l’échange de Chargés d’affaires à la suite de la signature des Accords israélo-palestiniens d’Oslo. La Tunisie faisait alors partie des trois pays d’Afrique du Nord, avec le Maroc et la Mauritanie, qui ont noué des relations diplomatiques avec Israël. En avril 1996, Israël a ouvert un Bureau d’intérêt à Tunis et la Tunisie en a fait de même six semaines plus tard, en mai 1996. Mais dès le début de la deuxième Intifada palestinienne, en septembre 2000, la Tunisie a rompu ses relations diplomatiques avec Israël. Néanmoins, les contacts entre les deux pays n’ont pas été entièrement suspendus.

En novembre 2005,  Sylvan Shalom, alors Ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement d’Ariel Sharon, fut cordialement accueilli par le président Ben Ali et les membres de son gouvernement.  Il était accompagné par une délégation de l’Institut israélien des Exportations et de la Coopération Internationale. À l’automne 2007, bien qu’Israël et la Tunisie n’aient pas renoué des relations diplomatiques, Tzipi Livni, alors Ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement d’Ehoud Olmert, s’est entretenue avec son homologue tunisien au siège de l’O.N.U., à New York. À l’occasion de cette rencontre, Israël a tenté de créer un front uni des pays arabes modérés pour promouvoir le processus de paix dans la région.

De nombreux touristes Israéliens se rendent régulièrement en visite en Tunisie. Il s’agit surtout d’Israéliens originaires de ce pays, qui effectuent notamment un pèlerinage à la Synagogue de la Ghriba de Djerba, près de laquelle sont enterrés plusieurs illustres figures rabbiniques tunisiennes.

La balance commerciale entre Israël et la Tunisie est “fort éloquente”, constate l’économiste franco-israélien Jacques Bendelac.

“Malgré l’absence de relations diplomatiques, les échanges commerciaux entre Israël et la Tunisie n’ont jamais été totalement interrompus, même s’il s’agit de quantités insignifiantes, précise-t-il. En 2009, Israël a vendu à la Tunisie pour 130000 dollars US de marchandises, essentiellement sous le poste “Produits chimiques organiques”. Et, la Tunisie a vendu à Israël pour 40000 dollars, enregistrés sous la dénomination douanière “Boissons alcoolisées”.”


In an interview from his home in Tunisia, Dr. Maurice Sitbon talks about the upheaval in his country, saying that there has been very little antisemitism there till now.